Les romans de la comtesse de Ségur et plus particulièrement la célèbre trilogie Les Malheurs de Sophie, Les Petites filles modèles, Les Vacances, publiée entre 1858 et 1859, ne sont pas tombés dans l’oubli – comme tant d’autres1. Régulièrement, à l’occasion d’une réédition, ces textes « font peau neuve ». Aussi début 2020 les éditions Hachette ont-elles proposé dans la fameuse Bibliothèque Rose un coffret des trois œuvres culte relookées par l’illustratrice Margaux Motin.
Que nous racontent donc ces textes qui bénéficient de toute l’attention des éditeurs ? Que nous disent ces récits que nombre de lectrices et de lecteurs se passent de génération en génération ? Ce sont tout bonnement des histoires de petites « Sophie » et de petits « Paul » qui s’amusent et font des bêtises, répondra-t-on. Mais, à y regarder de plus près, on découvre assez vite que ces romans nous racontent des histoires… d’éducation2. Ils nous racontent comment on éduque les petites filles, bien sûr, mais les petits garçons aussi. Ils nous signifient en quelque façon comment le rôle féminin ou masculin de chacune et de chacun s’apprend. Autrement dit, comment peut se construire l’identité de genre.
Pour répondre à cette question, nous allons privilégier trois aventures qui reviennent systématiquement dans chacun de nos romans, trois épisodes forestiers où filles et garçons vont devoir se comporter comme il se doit3.
Ces trois aventures se déroulent dans un même lieu : la forêt toute proche qui jouxte le château et le parc qui l’entoure. La forêt est un espace ouvert à l’aventure ou aux mésaventures. C’est exactement le double inversé du parc qui, lui, est un lieu clôturé et domestiqué, un lieu familier et familial où l’on cultive des fruits délicieux, où le regard protecteur des mères et des domestiques veille sur la pièce d’eau comme sur la mare du potager. Alors que la forêt est habitée par des bêtes sauvages et semée de bûches et d’embûches. Il ne faut pas s’éloigner du chemin. On y voit bel et bien des loups « aux yeux brillants et féroces » et « à la gueule ouverte » (Ségur, 1977 : 85) dans Les Malheurs de Sophie. Dans Les Petites filles modèles, c’est un gros sanglier accompagné de ses sept ou huit petits qui traversent les fourrés. C’est jusqu’à la végétation qui n’est pas sans risque : l’arbre creux des Vacances est profond, très profond. C’est le lieu de la sauvagine et des sauvageons. C’est un lieu où l’on s’expose à l’ensauvagement, bon gré mal gré…
C’est pourquoi, pour les petites filles, la forêt est une zone dangereuse. Elle leur est d’ailleurs en principe interdite, un peu comme dans les contes de fées. Elles ne sauraient s’y aventurer qu’à leurs risques et périls, comme le Petit Chaperon rouge… Cet héritage littéraire est d’autant moins surprenant que la comtesse de Ségur a commencé sa carrière d’écrivaine en publiant un premier livre intitulé Les Nouveaux contes de fées (1856). Les trois récits suggèrent eux-mêmes ce détour par la forêt des contes. On se souvient du Petit Poucet quand Mme de Réan, la maman de Sophie, l’avertit qu’elle marche vite et lui demande de « ne pas se mettre en arrière » (Ségur, 1977 : 83). On pense en effet au Petit Chaperon rouge quand, un peu plus tard, Sophie risque de se faire manger par le loup, toute occupée qu’elle est à cueillir des fraises à l’écart du chemin. La forêt, dans les romans de la comtesse comme dans les contes d’autrefois, met toujours les fillettes en danger… en danger de mort. Et pourtant, alors que les mamans les ont mises en garde, elles y retournent irrésistiblement…
L’appel de la forêt commence très tôt. À peine âgée de 4 ans, la petite Sophie en fait la première expérience – cruelle. On s’en souvient peut-être. Le lendemain de son anniversaire, sa maman la juge assez grande pour la suivre lors de ses grandes promenades du soir dans les bois. Mais Sophie est si gourmande et les fraises si appétissantes ! Elle voudrait bien entraîner son cousin Paul avec elle. Et devant son refus, elle le traite de poltron ! Voilà bien notre Sophie qui veut faire le garçon en se dotant du courage des aventuriers réservé au masculin. La frayeur sera à la mesure de sa méprise : elle sentira les crocs du loup s’enfoncer dans ses jupons et échappera de justesse au pire. Bien évidemment, de retour au château, tout le monde « blâma Sophie de sa désobéissance » (90).
Dans Les Petites filles modèles, Sophie a bientôt 8 ans et cette fois, elle veut secourir une pauvre petite vieille qui vit dans une maisonnette – « par delà la forêt » (Ségur, 1980 : 161). Elle décide d’y aller sans l’aide de personne. Néanmoins, elle parvient à convaincre la petite Marguerite de l’accompagner, l’accusant d’avoir peur « que le loup ne [la] croque ! » (163) Les deux fillettes vont se perdre, connaître la frayeur de l’obscurité de la nuit qui arrive. Terrorisées, elles vont éviter de justesse les défenses acérées d’un sanglier qui protège ses petits. Un arbre, par bonheur accueillant, les met hors de toute attaque. De nouveau Sophie se trompe : le courage n’est pas féminin… Grimper aux arbres non plus d’ailleurs. Le texte prend bien soin de nous préciser que les branches traînent presque par terre ! En présence de la maman de Marguerite, Sophie fera son mea culpa et Mme de Réan dotera à l’avenir sa fille d’un chaperon. Un redoublement de la clôture qui entoure le parc en quelque sorte !
Dans les premières pages des Vacances, une grande partie de cache-cache a lieu entre adultes et enfants. Et elle se déroule dans la forêt bien sûr ! Pour se cacher mieux que les autres, Sophie enfreint la règle qui interdit de grimper aux arbres. Notre petite héroïne aperçoit un arbre tentateur « dont les branches très basses permettaient de grimper dessus » (Ségur, 1978 : 52). Hélas, l’arbre est pourri. Sophie tombe dans un grand trou sombre et étouffant comme un tombeau. Nouvel échec !
Par trois fois, les petites filles ont renouvelé cette expérience transgressive. Malgré les échecs et les punitions, elles sont parties dans la forêt profonde où souffle un vent de liberté : pouvoir être une petite fille indépendante, à l’écoute de ses envies. Mais, dans le dernier roman de la trilogie, cet espace qui semblait ouvrir à des possibles attrayants doit être définitivement refermé. Aussi Marguerite s’écrie-t-elle après la dernière tentative : « Pauvre Sophie, cette forêt nous est fatale. » (52) La fillette a tout compris. Le destin des petites filles (et des femmes) est bien de rester fatalement dans des lieux protégés et clos. C’est leur fatum, c’est leur destin, historique et culturel s’entend. Loin du vaste monde.
Si la forêt est un terrain d’apprentissage féminin particulièrement éprouvant, il n’en va pas de même pour les garçons. Ils y jouent en général le rôle de valeureux sauveurs. Quand Sophie est attaquée par les loups, son cousin Paul, aidé de chiens, sera le premier à s’élancer à son secours. Un bâton à la main, il fera un rempart de son corps pour protéger les femmes terrifiées. Aussi sera-t-il récompensé de son courage : il recevra un uniforme complet de zouave. Ainsi vêtu, il fera d’abord peur à Sophie, puis, l’ayant reconnu, elle le trouvera charmant ! Le partage homme/femme est clair, aucun trouble dans le genre…
Dans Les Petites filles modèles, c’est le boucher Hurel qui découvre Sophie et Marguerite perchées dans l’arbre et incapables de descendre. Il les ramènera au château dans sa charrette et ne manquera pas de se moquer de leur escapade : « Ah ! ah ! on fait l’école buissonnière ! » (Ségur, 1980 : 170). Cette fois encore, l’ordre genré est rappelé sans ambiguïté. Et c’est la profession d’Hurel qui va permettre ce rappel. En effet, les mamans expliquent aux petites filles : « […] pour être boucher il faut courir le pays […] et puis une femme ne peut pas tuer ces pauvres animaux ; elle n’en a ni la force, ni le courage » (191).
Enfin, dans Les Vacances, ce sont les cousins Jean et Jacques qui sauvent Sophie de l’arbre creux. Agiles, ils grimpent rapidement. Ils savent également faire preuve d’initiative et ils attachent leurs deux vestes ensemble pour ramener Sophie à l’air libre. À la fin du roman, les garçons se sont définitivement appropriés la forêt. Ils entreprennent la domestication et mieux l’exploitation de cet espace ensauvagé interdit aux filles. Ils le transforment en espace marchand : « Monsieur de Rosbourg achetait au nom de Paul d’Aubert des forêts… » (Ségur, 1978 : 189)
Tout au long de nos textes, le courage semble naturellement masculin. Si Sophie entend un faible « miaou », elle a peur aussitôt. Paul se précipite dans un buisson pour en retirer un petit chat. Si Camille et Madeleine entendent des branches craquer et sont inquiètes, Jean se place devant elles pour les protéger, un maillet à la main. Dans ces conditions il est bien difficile pour un garçon de faire preuve de lâcheté ! Léon souffre d’ailleurs cruellement de cette situation, si éloigné qu’il est du lion courageux que semble promettre son prénom… Ses cousins et cousines se moquent de lui. Son père et son oncle cherchent à lui faire « honte de sa poltronnerie » (71). Mais, aidé de Paul, « le brave des braves » (197), Léon finira par se battre vaillamment contre de grands garçons pour défendre le « pauvre Relmot l’idiot » (200). Ainsi, devenu le lion qu’il doit et se doit d’être, il se sentira plus fort, plus fier : « Je me sens homme » (199), s’exclamera-t-il, soulagé et ému. Le garçon est fait et bien fait : il n’est plus peureux… comme une fille, il est devenu courageux. Adulte, il sera un général couvert de décorations !
Si la forêt permet aux garçons de montrer leur courage et de devenir des hommes, il faut donc que les filles y soient et s’y sentent en danger pour devenir des femmes. Cette traversée prend ainsi la forme d’un trajet initiatique4 : l’épreuve malheureuse vécue par les fillettes devient la preuve « évidente » de leur assignation à un autre destin social que celui des garçons. Tel est l’enjeu de ces aventures forestières pour les unes et pour les autres. C’est dans ce même temps d’éducation enfantine et juvénile – au XIXe siècle – que le jeune garçon doit définitivement refouler sa « part » féminine et que les toutes petites Sophie doivent sacrifier leur irrépressible « part » masculine. Ce fut… un genre d’éducation.
Les romans de la comtesse de Ségur et plus particulièrement la célèbre trilogie Les Malheurs de Sophie, Les Petites filles modèles, Les Vacances, publiée entre 1858 et 1859, ne sont pas tombés dans l’oubli – comme tant d’autres1. Régulièrement, à l’occasion d’une réédition, ces textes « font peau neuve ». Aussi début 2020 les éditions Hachette ont-elles proposé dans la fameuse Bibliothèque Rose un coffret des trois œuvres culte relookées par l’illustratrice Margaux Motin.
Que nous racontent donc ces textes qui bénéficient de toute l’attention des éditeurs ? Que nous disent ces récits que nombre de lectrices et de lecteurs se passent de génération en génération ? Ce sont tout bonnement des histoires de petites « Sophie » et de petits « Paul » qui s’amusent et font des bêtises, répondra-t-on. Mais, à y regarder de plus près, on découvre assez vite que ces romans nous racontent des histoires… d’éducation2. Ils nous racontent comment on éduque les petites filles, bien sûr, mais les petits garçons aussi. Ils nous signifient en quelque façon comment le rôle féminin ou masculin de chacune et de chacun s’apprend. Autrement dit, comment peut se construire l’identité de genre.
Pour répondre à cette question, nous allons privilégier trois aventures qui reviennent systématiquement dans chacun de nos romans, trois épisodes forestiers où filles et garçons vont devoir se comporter comme il se doit3.
Ces trois aventures se déroulent dans un même lieu : la forêt toute proche qui jouxte le château et le parc qui l’entoure. La forêt est un espace ouvert à l’aventure ou aux mésaventures. C’est exactement le double inversé du parc qui, lui, est un lieu clôturé et domestiqué, un lieu familier et familial où l’on cultive des fruits délicieux, où le regard protecteur des mères et des domestiques veille sur la pièce d’eau comme sur la mare du potager. Alors que la forêt est habitée par des bêtes sauvages et semée de bûches et d’embûches. Il ne faut pas s’éloigner du chemin. On y voit bel et bien des loups « aux yeux brillants et féroces » et « à la gueule ouverte » (Ségur, 1977 : 85) dans Les Malheurs de Sophie. Dans Les Petites filles modèles, c’est un gros sanglier accompagné de ses sept ou huit petits qui traversent les fourrés. C’est jusqu’à la végétation qui n’est pas sans risque : l’arbre creux des Vacances est profond, très profond. C’est le lieu de la sauvagine et des sauvageons. C’est un lieu où l’on s’expose à l’ensauvagement, bon gré mal gré…
C’est pourquoi, pour les petites filles, la forêt est une zone dangereuse. Elle leur est d’ailleurs en principe interdite, un peu comme dans les contes de fées. Elles ne sauraient s’y aventurer qu’à leurs risques et périls, comme le Petit Chaperon rouge… Cet héritage littéraire est d’autant moins surprenant que la comtesse de Ségur a commencé sa carrière d’écrivaine en publiant un premier livre intitulé Les Nouveaux contes de fées (1856). Les trois récits suggèrent eux-mêmes ce détour par la forêt des contes. On se souvient du Petit Poucet quand Mme de Réan, la maman de Sophie, l’avertit qu’elle marche vite et lui demande de « ne pas se mettre en arrière » (Ségur, 1977 : 83). On pense en effet au Petit Chaperon rouge quand, un peu plus tard, Sophie risque de se faire manger par le loup, toute occupée qu’elle est à cueillir des fraises à l’écart du chemin. La forêt, dans les romans de la comtesse comme dans les contes d’autrefois, met toujours les fillettes en danger… en danger de mort. Et pourtant, alors que les mamans les ont mises en garde, elles y retournent irrésistiblement…
L’appel de la forêt commence très tôt. À peine âgée de 4 ans, la petite Sophie en fait la première expérience – cruelle. On s’en souvient peut-être. Le lendemain de son anniversaire, sa maman la juge assez grande pour la suivre lors de ses grandes promenades du soir dans les bois. Mais Sophie est si gourmande et les fraises si appétissantes ! Elle voudrait bien entraîner son cousin Paul avec elle. Et devant son refus, elle le traite de poltron ! Voilà bien notre Sophie qui veut faire le garçon en se dotant du courage des aventuriers réservé au masculin. La frayeur sera à la mesure de sa méprise : elle sentira les crocs du loup s’enfoncer dans ses jupons et échappera de justesse au pire. Bien évidemment, de retour au château, tout le monde « blâma Sophie de sa désobéissance » (90).
Dans Les Petites filles modèles, Sophie a bientôt 8 ans et cette fois, elle veut secourir une pauvre petite vieille qui vit dans une maisonnette – « par delà la forêt » (Ségur, 1980 : 161). Elle décide d’y aller sans l’aide de personne. Néanmoins, elle parvient à convaincre la petite Marguerite de l’accompagner, l’accusant d’avoir peur « que le loup ne [la] croque ! » (163) Les deux fillettes vont se perdre, connaître la frayeur de l’obscurité de la nuit qui arrive. Terrorisées, elles vont éviter de justesse les défenses acérées d’un sanglier qui protège ses petits. Un arbre, par bonheur accueillant, les met hors de toute attaque. De nouveau Sophie se trompe : le courage n’est pas féminin… Grimper aux arbres non plus d’ailleurs. Le texte prend bien soin de nous préciser que les branches traînent presque par terre ! En présence de la maman de Marguerite, Sophie fera son mea culpa et Mme de Réan dotera à l’avenir sa fille d’un chaperon. Un redoublement de la clôture qui entoure le parc en quelque sorte !
Dans les premières pages des Vacances, une grande partie de cache-cache a lieu entre adultes et enfants. Et elle se déroule dans la forêt bien sûr ! Pour se cacher mieux que les autres, Sophie enfreint la règle qui interdit de grimper aux arbres. Notre petite héroïne aperçoit un arbre tentateur « dont les branches très basses permettaient de grimper dessus » (Ségur, 1978 : 52). Hélas, l’arbre est pourri. Sophie tombe dans un grand trou sombre et étouffant comme un tombeau. Nouvel échec !
Par trois fois, les petites filles ont renouvelé cette expérience transgressive. Malgré les échecs et les punitions, elles sont parties dans la forêt profonde où souffle un vent de liberté : pouvoir être une petite fille indépendante, à l’écoute de ses envies. Mais, dans le dernier roman de la trilogie, cet espace qui semblait ouvrir à des possibles attrayants doit être définitivement refermé. Aussi Marguerite s’écrie-t-elle après la dernière tentative : « Pauvre Sophie, cette forêt nous est fatale. » (52) La fillette a tout compris. Le destin des petites filles (et des femmes) est bien de rester fatalement dans des lieux protégés et clos. C’est leur fatum, c’est leur destin, historique et culturel s’entend. Loin du vaste monde.
Si la forêt est un terrain d’apprentissage féminin particulièrement éprouvant, il n’en va pas de même pour les garçons. Ils y jouent en général le rôle de valeureux sauveurs. Quand Sophie est attaquée par les loups, son cousin Paul, aidé de chiens, sera le premier à s’élancer à son secours. Un bâton à la main, il fera un rempart de son corps pour protéger les femmes terrifiées. Aussi sera-t-il récompensé de son courage : il recevra un uniforme complet de zouave. Ainsi vêtu, il fera d’abord peur à Sophie, puis, l’ayant reconnu, elle le trouvera charmant ! Le partage homme/femme est clair, aucun trouble dans le genre…
Dans Les Petites filles modèles, c’est le boucher Hurel qui découvre Sophie et Marguerite perchées dans l’arbre et incapables de descendre. Il les ramènera au château dans sa charrette et ne manquera pas de se moquer de leur escapade : « Ah ! ah ! on fait l’école buissonnière ! » (Ségur, 1980 : 170). Cette fois encore, l’ordre genré est rappelé sans ambiguïté. Et c’est la profession d’Hurel qui va permettre ce rappel. En effet, les mamans expliquent aux petites filles : « […] pour être boucher il faut courir le pays […] et puis une femme ne peut pas tuer ces pauvres animaux ; elle n’en a ni la force, ni le courage » (191).
Enfin, dans Les Vacances, ce sont les cousins Jean et Jacques qui sauvent Sophie de l’arbre creux. Agiles, ils grimpent rapidement. Ils savent également faire preuve d’initiative et ils attachent leurs deux vestes ensemble pour ramener Sophie à l’air libre. À la fin du roman, les garçons se sont définitivement appropriés la forêt. Ils entreprennent la domestication et mieux l’exploitation de cet espace ensauvagé interdit aux filles. Ils le transforment en espace marchand : « Monsieur de Rosbourg achetait au nom de Paul d’Aubert des forêts… » (Ségur, 1978 : 189)
Tout au long de nos textes, le courage semble naturellement masculin. Si Sophie entend un faible « miaou », elle a peur aussitôt. Paul se précipite dans un buisson pour en retirer un petit chat. Si Camille et Madeleine entendent des branches craquer et sont inquiètes, Jean se place devant elles pour les protéger, un maillet à la main. Dans ces conditions il est bien difficile pour un garçon de faire preuve de lâcheté ! Léon souffre d’ailleurs cruellement de cette situation, si éloigné qu’il est du lion courageux que semble promettre son prénom… Ses cousins et cousines se moquent de lui. Son père et son oncle cherchent à lui faire « honte de sa poltronnerie » (71). Mais, aidé de Paul, « le brave des braves » (197), Léon finira par se battre vaillamment contre de grands garçons pour défendre le « pauvre Relmot l’idiot » (200). Ainsi, devenu le lion qu’il doit et se doit d’être, il se sentira plus fort, plus fier : « Je me sens homme » (199), s’exclamera-t-il, soulagé et ému. Le garçon est fait et bien fait : il n’est plus peureux… comme une fille, il est devenu courageux. Adulte, il sera un général couvert de décorations !
Si la forêt permet aux garçons de montrer leur courage et de devenir des hommes, il faut donc que les filles y soient et s’y sentent en danger pour devenir des femmes. Cette traversée prend ainsi la forme d’un trajet initiatique4 : l’épreuve malheureuse vécue par les fillettes devient la preuve « évidente » de leur assignation à un autre destin social que celui des garçons. Tel est l’enjeu de ces aventures forestières pour les unes et pour les autres. C’est dans ce même temps d’éducation enfantine et juvénile – au XIXe siècle – que le jeune garçon doit définitivement refouler sa « part » féminine et que les toutes petites Sophie doivent sacrifier leur irrépressible « part » masculine. Ce fut… un genre d’éducation.
Vinson, Marie-Christine, « La petite fabrique du genre », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, 2024, “Ethno/lire”, https://ethnocritique.com/fr/article-dun-chapitre/41-la-petite-fabrique….
Fabre, D., « L’Invisible initiation : devenir filles et garçons dans les sociétés rurales d’Europe », Canal-U, Campus Condorcet, 2015, https://www.canal-u.tv/video/campus_condorcet_paris_aubervilliers/l_inv….
Ségur, C. de, Les Malheurs de Sophie, Paris, Gallimard, 1977 [1858].
Ségur, C. de, Les Petites filles modèles, Paris, Gallimard, 1980 [1858].
Ségur, C. de, Les Vacances, Paris, Gallimard, 1978 [1859].
Verdier, Y., Coutume et destin. Thomas Hardy et autres essais, Paris, Gallimard, 1995.
Vinson, M.-C., L’Éducation des petites filles chez la comtesse de Ségur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1987.
Vinson, M.-C., « Lectures : La Comtesse de Ségur ou la petite fabrique du genre », The Conversation France, 26 novembre 2020, https://theconversation.com/lectures-la-comtesse-de-segur-ou-la-petite-….